« Je ne sais pas quoi faire. J’aime trop de choses. »
C’est une phrase que j’entends souvent chez les profils curieux, touche-à-tout, multipotentiels. Une chance ? Sans doute. Mais aussi un poison lent.
Car derrière l’excuse des passions multiples, se cachent souvent des peurs plus profondes :
La peur de choisir.
La peur de ne pas être à la hauteur.
La peur, surtout, de se tromper.
Face à cela, notre réflexe est d’ajouter : des idées, des projets, des livres, des identités. Comme si l’accumulation nous protégeait de l’angoisse du vide. Comme si élargir le champ des possibles pouvait annuler la nécessité du choix.
Mais cette accumulation, à force, devient une impasse. Elle donne l’illusion du mouvement alors qu’on fait du surplace. On confond la richesse de la multiplicité avec le refus de l’engagement. Sartre dirait que c’est une façon d’éviter d’assumer notre liberté. Car choisir, c’est renoncer. Et renoncer, c’est terrifiant.
J’ai longtemps été prisonnier de ce piège. Jusqu’au jour où j’ai compris qu’il fallait inverser la logique : réduire au lieu d’ajouter. Élaguer. Simplifier. Faire ce que j’ai fini par appeler un tri sélectif existentiel.
Concrètement ? Observer ce qui revient. Ce qui résiste au temps. Ce que je croyais avoir abandonné mais qui, comme un boomerang invisible, revient frapper à ma porte des années plus tard.
Ces retours sont des signaux faibles. Nietzsche parlerait peut-être d’éternel retour : ce que tu n’arrives pas à effacer est peut-être ce que tu dois traverser. Ce qui insiste contient une part de vérité.
Alors je note. J’ouvre une page de journal. Je questionne.
Pourquoi est-ce revenu ? Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce un caprice ou une fidélité intérieure ?
Cette année, trois boomerangs m’ont rattrapé :
- Le poker, que j’avais quitté après une première vie de joueur adolescent.
- Le tennis, que je pratiquais assidûment avant de l’abandonner dans ma vingtaine.
- Mon rapport intime aux écrivains, aux penseurs, aux artistes que j’avais mis de côté pour me “concentrer sur le business”.
Ils m’ont parlé plus fort que toutes les nouveautés brillantes que je voulais explorer.
Et j’ai compris que leur récurrence n’était pas un hasard mais une boussole.
Faire ce tri, ce n’est pas refuser la nouveauté. Ce n’est pas non plus se replier sur le passé. C’est simplement écouter les résonances profondes.
C’est faire le tri entre le bruit et le signal, entre la mode et l’appel intérieur.
Mais je sais qu’on pourrait me répondre : pourquoi choisir ? Pourquoi ne pas tout embrasser ?
Deleuze, par exemple, aurait vu dans cette volonté de tri une trahison de la richesse du devenir, un rétrécissement du champ des possibles. Peut-être.
Mais à vouloir tout vivre, ne finit-on pas par ne rien incarner ?
Là est toute la tension.
Ce tri n’est pas un repli. C’est un recentrage. Une manière de se réengager avec le monde à partir de ce qui nous constitue profondément. C’est un exercice de lucidité, comme dirait Simone Weil, une attention portée à ce qui revient malgré nous.
Ce n’est pas facile. Ça demande de ralentir. De renoncer à l’illusion de la nouveauté perpétuelle. De prendre le risque de se choisir.
Mais je suis convaincu que chacun d’entre nous a ces boomerangs silencieux. Ces appels obstinés qu’on a enfouis sous la productivité, le marketing ou les injonctions sociales. Et qu’il est urgent de les réentendre.
Le tri sélectif existentiel est un exercice. Une pratique. Un refus de la dispersion pour renouer avec l’essentiel.
Et peut-être, une forme de fidélité à soi.